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Manoury

 

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Manoury le Précurseur

Dès que le néophyte entame son initiation à la théorie du Jeu de Dames, il doit affronter les difficultés de la notation classique. Nous nous souvenons tous de ces moments pendant lesquels, au lieu de réfléchir à la position elle-même, notre esprit était occupé à rechercher si le coup à jouer était 33-28, ou bien 32-28, ou encore (18-23). Quoiqu' imparfaite, selon certains, cette notation a, depuis plus de deux cents ans, résiste à de très nombreuses tentatives de simplification, modifications, substitutions. A cette manière de noter s'attache le patronyme de Manoury, qui, le premier, l'utilisa en 1770 ; et c'est ainsi que, depuis des générations, ce nom propre est employé dans des livres et revues.. Il m'est apparu intéressant de faire une espèce de point sur cette personnalité et sur son oeuvre.


En effet, Manoury, s'il n'a pas inventé le jeu à cent cases tel que nous le pratiquons aujourd'hui, me paraît être celui qui lui donna l'impulsion nécessaire pour parvenir jusqu'à nous.

Éléments biographiques
Manoury, dont on ignore le prénom est né aux alentours de 1730. Il commença sa carrière professionnelle comme garçon au Café Berthaut, puis créa son propre établissement en 1760, au quai de l'Ecole. Ce café Manoury, jusqu'à sa disparition au début de notre siècle, fut fréquenté par des joueurs de Dames. Il est d'ailleurs décrit, dans les « Cafés artistiques et littéraires de Paris », ouvrage de 1882, comme un endroit où l'on rencontrait surtout des avocats, magistrats, des amateurs de livres nouveaux. L'auteur souligne que les « joyeux viveurs ne se sentaient pas à l'aise au Café Manoury». Charles Joliet, dans ses « Souvenirs », en 1909, dans la Stratégie des Echecs, décrit également l'établissement comme le lieu de rencontre ces joueurs de Dames. On peut donc imaginer que le propriétaire d'un pareil café était assez cultivé pour suivre les conversations de ses clients; c'est certainement le cas de Manoury, qui nous apparaît plutôt sous les traits d'un bourgeois, surtout dans la deuxième partie de sa vie. Il est d'ailleurs en relation, à l'époque de la parution de son premier livre «L'Essai», avec le grand savant La Condamine, qui se préoccupait de l'origine du jeu de Dames. Nous savons peu de choses sur la vie privée de Manoury, à part quelques anecdotes, qui me semblent sans intérêt, et qu 'on peut trouver dans «L' Encyclopédie Balédent». Sa disparition se situe aux environs de 1905.


Du point de vue historique, l'existence de Manoury s'inscrit dans le cadre de la période pré-révolutionnaire du dix-huitième siècle qui connut le renouvellement de la pensée universelle. Sur le plan damiste à proprement parler, on peut noter que c'est l'époque pivot du passage du soixante quatre au cent cases. En 1668, l'ingénieur Mallet avait écrit un traité sur le jeu ancien, dit «à la française», traité qui fut suivi, en 1727, donc très près de Manoury, de «l'Egide de Pallas», ouvrage publié sous le pseudonyme de Quercetano.


D'autre part, Everat signale l'existence d'un premier opuscule sur le jeu à cent cases, écrit par Laclef, qualifié de premier joueur de son époque, en 1736, livre qui a disparu. On peut supposer que Manoury est un de ceux qui, les premiers, ont senti la supériorité, du fait de l'agrandissement, d'un jeu sur l'autre et, ainsi, son témoignage écrit a été capital.


Un petit mot sur la valeur supposée de Manoury comme joueur pratique. La lecture de ses livres ne laisse aucun doute : il ne se contente pas d'énumérer les combinaisons encombrées de Dames, comme c'est le cas pour la plupart de ses successeurs, mais, au contraire, comme nous le verrons plus loin, insiste sur les aspects pratiques, tels que les positions de trois Dames contre une, ou les thèmes principaux encore à l'honneur de nos jours (cf. les Cantalupo).


D'après les lectures de l'époque, l'auteur de «l'Essai » peut être considéré comme un joueur de premier plan, mais moins fort cependant que Blonde, dont la supériorité est unanimement reconnue. Remarquons enfin, pour terminer cette étude, que la fin du dix-hutième et le début du dix-neuvième fut une époque brillante pour le jeu de Dames, qui vit paraître successivement « L'Essai » et « Le Traité » de Manoury, les livres de Philidor (1785), Blonde (1798), Lallement (1801-02), Maillet (1804), Dufour (1808), Everat (1811). Il faudra attendre l'époque de Balédent, aux alentours de 1880 à 1900, pour connaître une aussi importante production.


Les auteurs n'étaient, bien sûr, pas seuls et les pratiquants étaient nombreux, qui se rencontraient souvent au café. A ce sujet, le livre de Dufour est un inestimable recueil de coups faits en jouant, avec le nom des auteurs, en tout quarante et un damistes. C'est donc avec Manoury qu'a véritablement débuté l'histoire de notre jeu et il peut être considéré comme le précurseur, tant par ses qualités didactiques, que par l'impulsion qu'il sut donner à son époque.

"L'Essai sur le Jeu de Dames à la Polonoise" ( 1770)
Rarissime de nos jours, premier ouvrage connu sur le sujet, « l'Essai » est un petit livre de 122 pages de texte à proprement parler, précédé de l0 pages (I à X), de préface, et suivi d'une curieuse « lettre à Madame Bon ... ». Après la page X, une illustration représente un damier numéroté avec les cases de 1 à 50 sur la grande ligne. La première page, après le titre et le privilège, contient deux vers de Rousseau (Epître à Marot) : «Savoir la marche est chose très unie, Jouer le jeu, c'est le fruit du génie» ce qui reste, convenons-en, d'une grande actualité.


Chapitre premier

La préface : Manoury y expose que c'est à la lecture de «l'Egide de Pallas», de Quercetano, sur le 64 cases (1730), que lui est venue l'idée de cet ouvrage, car le jeu dit français est pratiquement abandonné. Il en gardera cependant tout ce qui est applicable au «cent cases» ; c'est donc bien ici le véritable trait d'union entre les deux disciplines.


L'introduction : Négligeant volontairement la question de l'origine, il développe surtout son sentiment sur les qualités à posséder par un joueur, en substance : réalisme et vivacité, goût de l'étude, en particulier pour l'analyse des parties des forts joueurs. Il n'y aurait, me semble-t-il, pas trop à redire aujourd'hui.


Chapitre 2 - Les éléments du jeu de Dames
Ici se trouve la description détaillée du damier et de sa notation (inversée par rapport à celle que nous connaissons et qui n'apparaîtra que dans le second ouvrage). Puis vient l'explication de la marche des pièces, de l'opportunité des prises, de la règle majoritaire, sans exclure pour l'avenir l'application de la règle de la qualité, ce qui paraît démontrer que l'auteur connaissait l'existence d'autres jeux, les ibériques en particulier.


Chapitre 3 - Les règles :

En préambule, Manoury insiste sur l'obligation de respecter lesdites règles, afin que le jeu soit reconnu comme sérieux. Il développe cinq articles :  les trois premiers concernent le soufflage ; le quatrième et le cinquième démontrent l'obligation de prendre.


Chapitre 4 - Observations sur les Règles

Et toujours... les problèmes d'application du soufflage !


Chapitre 5 - Des avantages que l'on peut faire :

Dans cette partie, sans grand intérêt actuellement, il est systématisé, - de manière la plus complète possible, - les conditions de rendements, c'est-à-dire des concessions acceptées par les plus forts : pion, remises, etc.


Chapitre 6 - De la remise :

C'est là une partie très moderne de l'ouvrage, qui commence par la réflexion suivante : « La remise est une imperfection du jeu de Dames, et il paraîtra toujours injuste que A, qui a trois Dames, ne puisse gagner contre B, qui n'en a qu'une. » Or, c'est une question qui préoccupe précisément les dirigeants de nos jours, qui imaginent des systèmes pour échapper à ce défaut. Puis Manoury se penche sur le cas de trois Dames contre une, déclarant d'abord qu'on n'a droit qu'à vingt-cinq coups, si la Dame unique n'est pas sur la grande ligne. Vient ensuite la description des six positions types qu'il faut rechercher pour gagner, positions qui recoupent assez' bien ce que nous connaissons à l'heure actuelle, les crochets, les blocages, la souricière, etc. De plus, il s'attache à démontrer le gain à cinq Dames contre deux quand c'est possible, et tout ceci très clairement. Il conclut ce chapitre de bonne tenue en disant que, s'il s'est étendu sur la question, c'est parce qu'elle est importante, tant pour rechercher la remise que pour l'éviter, et ne pas laisser filer le gain (en substance).


Chapitre 7 - Recueil de coups brillants et de fins de parties :

Nous nous trouvons ici en présence du B.A.BA, dans le sens le plus noble du terme, de la technique des combinaisons du jeu Dames. Je me contenterai de les citer :

  •  Coup simple (pour nous : direct) ;
  •  Coup composé ;
  •  Coup double ;
  •  Coup du Chapelet ;
  •  Coup renversé (le même que le nôtre) ;
  •  Coup de la Souricière ;
  •  Coup Turc (encore le même que de nos jours) ;
  •  Coup de la Mortellerie (blocage des noirs 5, 10, 15, 14, 20, 25 par une Dame à 2, en utilisant notre notation) ;
  •  Coup du Cul-de-sac, ou blocage de la Dame sur la grande ligne ;
  •  Coup de Tonnerre : envoi à Dame et utilisation du temps de repos (diagramme1) ;

La partie de dames au café Lamblin par Louis-Léopold Boilly, huile sur toile, 1824, 38x55, musée Condé, Chantilly


Diagramme 1

Coup de Tonnerre
46-41 (37x46) 15-10 (4x15)
25-20 ( 46x10 ou ad lib.) 49-40
(15X24) 49X29 +

 

 

 

 

  •  Coup du Fondeur de Cloches : enfermé sur la grande ligne (diagramme 2) ;

Diagramme 2

Coup du Fondeur de Cloches
15-10(28X5*) 41-37 (5X46*)
36-31 (26X37) 47-41 +

 

 

 

 

 

  •  Coup de clinquant : le bien nommé, ans lequel, signe des temps, on n'hésite pas à présenter la position à 15 contre 17 (diagramme 3) :

Coup de clinquant
35-30 (19X34) 38-33 (29x27)

40x19 (23X34) 16-11 (7x16)
36-31 (27x36) 26-21 (16x27)
17-11 (6x17) 47-41 (36x38)
43x5

 

 

 

  •  Coup de l'enfilade : variante du coup Turc, fin de partie curieuse, mais ... banale à nos yeux ;
  •  Coup savant : fin de partie relativement complexe (diagramme 4) ;


Diagramme 4

 

Coup savant
42-24 (2x16*) 24-2 (16x23)
50x11. etc.

 

 

 

 


Chapitre 7. - Recueil de coups brillants et de fins de parties (suite) :

  •  Coup de Jarnac, ou envoi en lunette fermée (diagramme 5)

Diagramme 5

Coup de Jarnac
38-33 (29x38) 39-34 (40x29)
28-23 (29x18) 37-31 (26x28)
43x3 (21x32) 3x3

 

 

 

 

  •  Coup de Repos, avec la création de trois temps de repos (diagramme 6)

Diagramme 6

Coup de repos
43-39 (44x33) 32-28 (23x41)
15-10 (26x48) 10-4 (48x30 ou
ad lib.) 44x49 (17x26) 35x13 +

 

 

 

 

  •  Enfin, le coup de Marchand, fort joueur de l'époque, ou le « bouquet » (diagramme 7)

Coup du Marchand ou « le Bouquet »
23-19 ( 13x24) 33-29 (24x42)
37x48 (26x37) 17-11 (6x28)
36-31 (37x26) 27-21 (26x17)
40-34 (30X39) 44x29 +

 

 

 


Chapitre 8

Avis généraux aux joueurs de Dames : Manoury donne ici des conseils sur la manière de pionner, sur celle d'évaluer le poids d'une Dame. Toujours bon tacticien, il explique qu'il ne faut pas rechercher systématiquement les coups au détriment de la position, mais, au contraire, être attentif à ce que prépare l'adversaire.

Chapitre 9

Conclusion : Il s'agit surtout de l'évocation de la possibilité d'autres jeux sur le damier, qu'il repousse comme n'étant pas du jeu de Dames, en particulier le « Qui perd gagne», qui connaît de nos jours, je ne sais trop pourquoi, une mode qui me paraît plutôt préjudiciable au véritable « cent cases »

***

LA LETTRE A MADAME BON ...
Alors que le livre est terminé, suit une « Lettre et Madame Bon ... », écrite en lui envoyant « l'Essai », curieuse dédicace imprimée, qui pose un intéressant problème d'interprétation.

A première vue, il s'agit d'une correspondance banale avec une femme passionnée par le jeu Dames et avec qui Manoury devait jouer. Mais la lecture suggère peu à peu des réflexions ambiguës. Voici un exemple : « Votre mari, m'avez-vous dit, vous a montré les premiers éléments du jeu, mais, après quelques leçons, la vivacité vous fit conjecturer qu'il n'en connaissait pas à fond tous les détails, toutes les finesses... Lorsqu'il jouait avec vous, ce qui arrivait rarement, c'était habituellement les mêmes positions, toujours les une pour une, jamais de coups de trois, de quatre, de cinq, etc. ; jamais enfin de ces coups brillants, qui, par le désordre qu'ils mettent dans une partie, etc. » Un peu plus loin : « ... en un mot, vous sentîtres, quoique vous n'eussiez pas joué avec d'autres qu'avec lui, que son peu de génie à ce jeu ne pourrait jamais remplir votre vide l'esprit. »

Après avoir reproché à Madame Bon ... ses fausses hontes et son préjugé ridicule, il lui confesse qu'à cause d'elle, il ne joue plus avec une autre dame, mais lui narre comme il faisait la partie avec dernière, et ce d'autant plus facilement que ladite Madame Bon ... les avait surpris « profitant du fait que la chaleur de l'action engagée occupait totalement les deux partenaires ». Elle avait ainsi pu juger « des positions nouvelles et de la solidité du jeu » de Manoury.

Quelques pages plus loin, l'auteur raconte à Madame Bon ... comment la partie s'était engagée avec la précédente partenaire : « ... j'étais chez elle, son mari venait de sortir; après quelques propos d'usage, elle me proposa de jouer; elle m'aurait proposé la chose la plus indifférente du monde que je l'aurais acceptée ; jugez, par conséquent, faisant des Dames mon amusement favori, de l'empressement avec lequel j'acceptais la partie qu'elle m'offrait. Je lui donne la main pour passer dans son cabinet ; je lui rappelle en y entrant la première règle de ce jeu, Dame touchée, Dame jouée ; elle y souscrit volontiers, et nous commençons la partie. »

Après que la Dame ait l'avantage initial, en particulier après un soufflage réussi, Manoury cherche à conclure : « ... en conséquence, j'avance un pion de ressource (le savant), je le soutiens de deux autres; l'avantage qu'elle avait sur moi l'éblouit et lui fait ouvrir un peu trop son jeu, i'en profite et, au moment où elle s'y attendait le moins, je lui fais un coup de trois contre une. »

Un peu plus loin, la Dame, après être revenue de « l'anéantissement dans lequel ce coup fulgurant l'avait précipitée », s'anime à nouveau et, « la colère lui prêtant de nouveaux charmes », attire à nouveau l'attention de Manoury. Ce dernier, quoique supérieur d'une Dame et deux pions, n'arrive pas à conclure, et ... « le mari entra, et prit la place et le jeu, et fit s'évanouir toutes mes espérances, en l'enfermant dans un coup très simple ».

Curieuse lettre, dans l'esprit, me semble-t-il, de la correspondance galante du dix-huitième siècle.
FIN


Dans de prochains numéros, nous verrons le « Traité », beaucoup plus élaboré, et les éditions posthumes, ainsi que le regard porté sur Manoury par ses contemporains et ses successeurs.

 tiré de L'Effort n°252,253,254 - 1985

Café Manoury, Quai des écoles, Paris

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Dernière modification : 17/04/2017