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La Notation Manoury, Matière à controverse
L'étude est nécessaire pour
progresser dans la pratique des jeux de stratégie, tels les échecs et les dames.
Il a donc fallu numéroter les damiers. A cette fin deux systèmes ont prévalu, le
numérique et l'algébrique, systèmes que nous connaissons bien.
Le jeu de dames à soixante quatre cases
Pour le jeu sur le petit damier, les deux systèmes sont employés de nos jours. A
titre d'exemple, disons qu'en Russie et les pays de l'Est, on utilise
l'algébrique, alors qu'en Espagne, Portugal etc. c'est le numérique. Une
remarque simplement est à noter à propos du jeu à 64 cases, dit international ou
brésilien : lors du premier championnat du Monde (Galatina, Italie 1985) les
damiers étaient numérotés de 1 à 32. Par la suite, sous l'influence probable des
pays de l'Est et du Brésil, se fût le système algébrique qui prévalut, et ce
définitivement, semble-t-il.
Le jeu de dames international (cent case)
Ce jeu paraît débuter au cours du XVIIIe siècle. Il est connu en France sous le
nom de jeu polonais, depuis la parution du premier livre de Manoury, cabaretier
à Paris, quai de l'Ecole, "L'Essai sur le jeu de dames à la polonaise" en 1770.
Le diagramme qui y figure est numéroté de 1 à 50, mais, de façon curieuse, la
grande ligne court de la case 1 à la case 50. En 1787, ce même Manoury fait
paraître un second ouvrage, le "Traité", dans lequel la notation définitive est
présente, avec la diagonale qui va de 5 à 46. Ce système est encore utilisé de
nos jours par tous les damistes du Monde.
La contestation, le point en 1888
On aurait pu penser que pour la pratique du jeu sur un damier à cent cases,
la notation de 1 à 50 serait acceptée unanimement. En effet, 5 tous les damistes
savent que la succession dans l'espace des cases 5,15, 25, 35, 45, par exemple,
aide à la mémorisation, surtout pour les débutants. ·
Ce ne fut pas le cas, et d'emblée, au cours du XIXe siècle, de nouvelles
propositions furent faites, par des chercheurs entêtés. La Gazette du jeu de
dames, est la première revue en français qui paraît mensuellement de mai 1886 à
décembre 1888. C'est Georges
Balédent, damiste bien connu pour sa volumineuse Encyclopédie, qui en est le
rédacteur.
En 1888, il propose aux lecteurs de la revue de donner leur opinion sur la
meilleure notation à adopter, devant, dit-il, des contestations multiples. En
effet, il insiste, en préambule, sur les imperfections de la Manoury, qu'il
qualifie d'illogique.
Il expose ensuite longuement, sur plusieurs numéros, pas moins de 18 systèmes.
Je vais les nommer simplement, avant d'en faire une espèce de classification.
1) 1ère notation Manoury 1770
2) Notation Vandermonde 1774
3) 2ème notation Manoury 1787
4) Notation Lamarle 1852
5) Notation de Poirson Prugneaux 1855
6) Notation de Petit 1864
7) Notation Expressive 1882 (Nicod)
8) Notation Allemande 1886 (Credner)
9) Notation Zimmermann
10) Notation Jouffret
11) Notation Febvret
12) Notation Bourquin
13) Notation Arnous de Rivière
14) Notation diagonale (Alfred Regnier)
15) Notation C. G. Vervloet
16) Notation Frézel
17) Notation de la vie populaire (abbé Cousin)
18) Notation diagonale
Vous voyez donc que l'imagination n'a pas manqué pendant ce siècle.
Une rapide analyse
Sans entrer dans le détail, tant par les commentaires des lecteurs de
l'époque que par une lecture actuelle, on peut grouper ces systèmes en
catégories.
- ceux qui conservent la notation numérique mais en l'adaptant à des
dispositions différentes souvent très compliquées (exemple, Petit,
expressive, Bourquin etc.)
- ceux qui se rapprochent de la notation algébrique là aussi, de plusieurs
façons (exemple Jouffret, Arnous de Rivière, Vervloet, Frézel, etc.)
- ceux qui paraissent allier plus ou moins les deux (Lamarle, diagonale,
etc.)
- enfin des inclassables, très compliqués dont le prototype me paraît être
celui de Poirson Prugneaux, dont voici à titre d'exemple, la notation de la
solution d'un problème (n° 414 de l'encyclopédie de cet auteur, 1855).
5g, 35g, D23, 42, D43, 1'enfermé!
La notation Jouffret (n°10) n'est pas non plus empreinte de facilité, puisque
son explication par l'auteur ne nécessite pas moins de quatre pleines pages, et
dont je vous offre un seul passage. Il s'agit de la position et de la solution
d'un problème paru cette année là dans la Gazette :
a (d + e - ε -
δ -
γ) + b (b + e -
δ) + c (c + e -
δ -
γ) + d (e +
ε) +
β (b' + (c-
δ) - y (c' +ε)
- δe
= ceε -
δcee + adβ
- εady + cβd
- eeβc +
bβdδεβγbε Tout simplement !!
Inutile de vous dire que ces deux notations ne furent pas adoptées.
Les résultats de la consultation
Ils sont bien décevants pour Georges Balédent
avec seulement 14 réponses ce qui fait réaliser que la majorité des
abonnés n'ont pas suivi, on les comprend, et que probablement il se trouve bien
de la Manoury. Balédent attribue ce résultat simplement à la facilité d'utiliser
un système déjà connu, et le regrette. Il avoue cependant dans ses commentaires
que sa préférence va vers la notation Petit qui est parue dans le Palamède
français de septembre 1864 à novembre 1865. Elle lui paraît la plus simple, je
propose le diagramme à votre réflexion :
Notation Petit

Un soubresaut, le damier Félix Jean
Après cette consultation, et les remarques désabusées de Georges Balédent la
question s'épuise, non sans qu'il y ait encore de nombreux commentaires surtout
de la part de divers auteurs. Mais l'arrêt de la Gazette, en décembre 1888, met
un point final au débat.
Par la suite, dans les revues françaises Revue des Jeux, Revue Leclercq, Damier
Français, Bonnard, Clubs et Cafés, Lecocq, il n'y a plus de discussion notable.
Pourtant, en 1913, un nouvel épisode va survenir. Il est d'autant plus
remarquable qu'il oppose le grand joueur hollandais de la belle époque Jack de
Haas, à un journaliste - auteur Félix Jean. Ce dernier fait paraître de
nombreuses chroniques, puis un livre : "Le Nouveau Sphinx, Traité des Jeux
d'Esprit et des Ecritures Secrètes", consacré
surtout au jeu de dames. Sa notation (cf diagramme ci-dessous)

est une variante de la notation Petit de 1888.

A la même époque, Jack de Haas propose dans les journaux hollandais un autre
système dit "à nombres pairs", qui lui paraît également le meilleur.
Je n'entrerai pas dans le détail de cette nouvelle controverse où chacun, bien
sûr, est assuré de détenir la vérité. Félix Jean, dans une longue lettre à de
Haas, tant en français qu'en hollandais, fait appel au bon sentiment de ce
dernier pour reconnaître la supériorité de sa notation. Il explique entre autre
que les nombres impairs sont aussi faciles, sinon plus, à utiliser que les
nombres pairs. Il prévient également de l'importance de la ligne horizontale
tracée au milieu du damier entre 50 et 60 pour faciliter le repérage.
Toujours plus de simplicité !
Il ajoute cependant une note d'espoir à la fin de la lettre, pour le moins
emphatique : "Lorsque dans l'ouvrage Le Nouveau Sphinx, vous aurez lu les pages
: Petit essai pour mener une partie sans voir, j'ose espérer que vous vous
enthousiasmerez pour cette notation. Alors la main dans la main, Français et
Hollandais nous n'aurons plus qu'à partir pour la conquête pacifique du monde
qui ne connaît pas encore les jouissances
intellectuelles que procure le beau jeu de dames et dont bientôt, en phalanges
serrées, vous pourrez voir les néophytes admirer les belles oeuvres des maîtres
modernes et essayer de suivre leurs traces".
Je ne connais pas la réponse de De Haas à cette optimiste proposition.
La question est-elle réglée ?
Après plus de deux siècles d'existence, la Manoury se porte toujours aussi
bien, et l'arrivée de nombreuses nations dans le concert international ne l'a
jamais remise en cause. Sera-t-elle encore attaquée dans le futur? Qui le sait ?
Note : Je n'ai pas prétendu faire un travail d'historien, mais simplement
rappeler quelques évènements aux damistes. Je tiens à la disposition de tous les
copies des différents documents, s'ils sont intéressés.
Publié dans le Monde Damiste
n°41, mars 2001
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